Le Blues du Camembert
Je suis rentrée bien déprimée du supermarché. Il faut dire que, quelques jours auparavant, j'avais regardé un documentaire fort intéressant sur Arte, "La Guerre du Camembert" réalisé par Yvonne Debeaumarché. Vous l'aurez compris, il est ainsi question de la fabrication du Camembert. Dans cet univers impitoyable, industriels et producteurs indépendants s'opposent, représentés respectivement dans notre émission par Monsieur Luc M. Directeur de Communication du Groupe Lactalis et par Monsieur Philippe M. fromager normand "traditionnel" depuis 40 ans. J'ai ainsi retenu que les petits producteurs, l'un après l'autre, ont presque tous été rachetés par deux gros groupes agroalimentaires (dont Lactalis) qui se partagent aujourd'hui la quasi totalité du gâteau.
Monsieur Luc M. (Lactalis) nous explique dans un premier temps que cette production en masse (possible car les industriels ont les moyens financiers d'avoir de grands centres de production modernes et disposent d'énormes budgets Marketing, Packaging, Communicating et Publiciting) permet la distribution du camembert dans le monde entier et offre (comme c'est généreux) une liberté de choix aux consommateurs.
Ce ne serait qu'un moindre mal si la bagarre ne se situait pas aujourd'hui sur un autre plan. En effet, l'absorption n'était que la première étape. La seconde a consisté à changer la méthode de fabrication et ces bons vieux camemberts ne sont plus fabriqués à partir de lait cru mais à base de lait thermisé (chauffé à 2 degrés de plus, on dit qu'il est pasteurisé). La comparaison est un peu simpliste, mais, pour moi, c'est comme si on faisait cuire le raisin avant d'en faire du vin... C'est alors qu'intervient le mot magique "AOC". Car, malgré les pressions, l'Administration maintient que, sans lait cru, pas d'AOC pour les camemberts industriels. Et c'est là que le bât blesse, car la mode dans les supermarchés étant à nouveau au terroir, à l'illusoire authentique, l'absence de ce précieux sésame, si le consommateur se met à y prêter attention, risque de générer un sérieux manque à gagner pour ces deux géants ou du moins d'entâcher leur image. Il est donc impératif pour Monsieur Luc M. de modifier l'AOC !
Monsieur Luc. M (Lactalis) avance alors l'argument de l'hygiène publique. Avec sa méthode de fabrication, plus aucun risque pour le gourmet. Le camembert est devenu tout beau, tout propre, tout blanc et même il n'a presque plus d'odeur. Intervient alors notre outsider, Monsieur Philippe M. qui précise, au risque de nous effrayer, qu'un camembert au lait cru se fabrique gràce à sa "flore lactique sauvage" alors qu'en utilisant du lait thermisé (quasi pasteurisé), on doit réintroduire de la "flore de culture". Il précise également que si l'AOC a pu être maintenu en l'état, c'est parce que de nouvelles normes d'hygiène draconiennes ont été mises en place. Les petites productions ont - elles aussi - des allures d'hôpital, tous les intervenants de la chaîne de fabrication sont vêtus de combinaisons blanches, portent de petits bonnets de nuit (blancs) et partout on pousse (manuellement) de petits chariots à roulettes. Il m'apprend aussi que le camembert au lait cru subit au moins une quinzaine d'analyses (lystéria, salmonelle, staphylocoque...) ce qui représente 12% du prix de revient d'un fromage. Et la plus minuscule des bactéries trouvée entraîne la destruction de toute la production. Un prix de revient qui se ressent évidemment dans le panier de la ménagère mais aussi dans les poches de nos industriels qui évitent toute cette batterie d'analyses.
De jolies images en noir et blanc terminaient ce documentaire. Des images d'avant guerre, d'un autre monde. "Quand la flore du lait était plus diversifiée et le goût plus fort. Quand le camembert était affiné dans les caves des fromageries et non dans les rayons des supermarchés. Quand on savait déterminer différents crus de lait en dégustant un fromage, comme on distingue un bordeaux d'un bourgogne".
Ce jour là, au supermarché, j'ai voulu vérifier. Direction "rayon fromages" puis "sous-rayon camemberts", là où, d'habitude, je choisis presque les yeux fermés vérifiant juste que la date limite de consommation ne soit pas trop éloignée. Stupéfaction, je constate que plus aucun camembert ne porte la mention "au lait cru". La voilà donc, cette nouvelle liberté de choix que m'offre Monsieur Luc M. (industriel sauveur du consommateur). Après avoir attentivement étudié toute la floppée de marques, me voilà en train de chercher un rayon "épicerie fine" ou "produits marginaux" où j'ai trouvé UN camembert portant effectivement la bonne mention et estampillé du fameux AOC, deux fois plus cher que les ersatz. Mais ce n'est pas sans une certaine fierté que je l'ai placé dans mon panier. Car, comme le concluait le documentaire, "le devenir du camembert est entre les mains du consommateur souverain".